VIII

UN quart d’heure plus tard, ils étaient tous là. Un plein hôtel de quarante sortes de créatures bizarres se serrait dans la grande salle de réunions. Parmi la foule des races hétéroclites, Joe en repéra plus d’une qu’il avait mangée dans ses repas terrestres. Mais la plupart lui étaient inconnues. En fait, Glimmung n’avait pas ménagé ses déplacements dans la galaxie pour recruter les talents désirés par lui. Joe s’en rendait plus compte que jamais.

« Je pense », chuchota Joe à Mali, « que nous devons nous préparer à une apparition prochaine de Glimmung. Il se présentera probablement à nous sous son véritable aspect. »

Elle ricana : « Il pèse quarante mille tonnes. S’il se montre ici sous sa forme réelle, l’immeuble s’écroulera sous lui ; les étages partiront en morceaux, et il tombera jusqu’au sous-sol. »

« Alors sous n’importe quelle autre forme. Même comme un oiseau. »

Sur l’estrade, planté devant un micro, Harper Baldwin s’éclaircit la gorge pour demander le silence. « Allons, du calme les amis », dit-il, et ses mots furent immédiatement traduits dans les multiples langues nécessaires à travers les écouteurs des sièges.

« Tu veux dire par exemple un poulet ? » fit Mali.

« Le poulet n’est pas un oiseau ; c’est un volatile, de la volaille de poulailler. Je pensais plutôt à un albatros qui prend son essor de ses longues ailes majestueuses. »

« Glimmung ne se croit pas au-dessus des êtres les plus humbles », rétorqua Mali. « Une fois il m’est apparu sous la forme… » Elle s’arrêta brusquement. « Ça n’a pas d’importance. »

« Mes amis, si nous sommes ici rassemblés », continua Harper Baldwin, « c’est pour étudier la situation créée par le Livre de ce pays sur lequel nous sommes tombés par hasard. Ceux d’entre vous qui sont familiers de la planète le connaissent probablement ; ils se seront déjà fait une opinion… »

Un gastéropode se hissa sur ses multiples tentacules et siffla dans son micro : « Le livre nous est bien sûr familier. Les Répandeurs le vendent au spatioport. » Mali se pencha vers son propre micro : « Notre édition est plus récente que la vôtre, vous y trouverez peut-être des renseignements nouveaux. »

« Nous achetons chaque jour la dernière édition », répondit le gastéropode.

« Vous savez donc qu’elle annonce l’échec du renflouement d’Heldscalla », fit Joe. « Et notre mort. »

« Elle ne dit pas exactement cela », répondit le gastéropode. « Elle dit que les employés de Glimmung souffriront, qu’ils recevront un coup qui les transformera à jamais. »

Une immense libellule s’envola pour se poser sur l’épaule d’Harper Baldwin et défier le gastéropode : « Il y a au moins une certitude, c’est que le Livre des Kalendes prédit l’échec de notre entreprise. »

Pour lui permettre de s’exprimer le gastéropode laissa la place à une gelée rougeâtre maintenue debout par un cadre de métal. Elle paraissait extrêmement timide et sa couleur passa au pourpre au moment de parler. « Le corps du texte semble affirmer que le renflouement échouera. Je répète : “semble affirmer”. Je suis linguiste et c’est ce talent qui m’a attiré l’attention de M. Glimmung ; sous les flots, dans la cathédrale, existent d’innombrables documents. La phrase clef, “l’œuvre échouera”, apparaît cent vingt-trois fois dans le Livre. J’ai lu chacune des traductions et je propose que la véritable signification du texte est la suivante : “L’échec suivra le renflouement.” Notre tache conduira à la catastrophe, ce n’est pas elle qui ne réussira pas. »

« Je ne vois pas où est la différence », dit Harper Baldwin en fronçant les sourcils. « De toute manière, ce qui nous intéresse, c’est de savoir que nous serons tués ou blessés – par ce qui adviendra du Renflouement. Ce Livre n’est-il pas infaillible ? La créature qui me l’a vendu a été affirmative. »

La gelée rougeâtre répondit : « Votre vendeur garde pour lui 40 % du prix d’achat. Il a tout intérêt à vanter la marchandise. »

Piqué au vif par le sarcasme, Joe sauta sur ses pieds : « Avec ce genre de raisonnement on ferait mettre en prison tous les médecins de la Galaxie sous prétexte qu’ils gagnent de l’argent quand vous êtes malades et qu’ils sont donc responsables de vos ennuis de santé. »

En riant, Mali le repoussa sur son siège : « Mon Dieu », lui dit-elle en catimini, « en deux cents ans, personne n’a jamais pris la défense des Répandeurs. Maintenant, ils ont leur… voyons voir, leur champagne. »

« Leur champion », grogna Joe, encore sous le coup de la chaleur des débats. Il leur dit : « C’est de nos vies dont nous parlons ici. Pas un débat politique ou une réunion de co-locataires sur l’augmentation des charges de l’immeuble. »

Un brouhaha sourd de chuchotements se déplaçait dans la pièce. Les artisans et les savants discutaient entre eux.

Harper Baldwin hurla : « Je propose une action collective ; la formation d’une organisation permanente avec des élus qui pourront aller en députation trouver Glimmung et parler en notre nom. Mais avant tout, mes amis et chers collègues, vous qui êtes assis dans cette salle ou qui voletez près du plafond, je suggère un premier vote pour savoir si nous voulons encore travailler à l’Œuvre. Peut-être en avons-nous assez ? Peut-être sommes-nous prêts à rentrer chez nous ? Peut-être ferions-nous mieux de rentrer chez nous ? Prenons notre pouls collectif sur la question. Et maintenant, combien d’entre nous votent la poursuite de l’Entreprise et… ? » Il resta la bouche ouverte. Un immense grondement secouait la salle de réunion ; la voix d’Harper Baldwin en était devenue inaudible. Il n’était plus possible de parler.

Glimmung était là.

 

Ce doit être son avatar primordial, décida Joe, tous les sens en attente. Le véritable Glimmung sous sa forme réelle. Alors…

Comme le vacarme produit par les épaves tressautantes de dix mille automobiles rouillées qu’une gigantesque manivelle essaierait de ramener à la vie, Glimmung rampa bruyamment dans la pièce et tenta péniblement de se hisser sur l’estrade, masse de chairs tremblantes d’où semblait monter un sanglot. Le gémissement enfla bientôt, s’éleva de plus en plus puissant jusqu’à devenir un hurlement suraigu. Un animal pris au piège, pensa Joe. Des dents d’acier se sont refermées sur sa patte. Il essaie de se dégager, mais le mécanisme est trop complexe pour lui. Pendant ce temps la salle s’emplissait de la présence grondante de la mer – des relents fétides d’une giclée d’eau de mer, de poisson pourri, de mammifères marins, d’algues visqueuses, s’étalaient en une grosse flaque au milieu de laquelle gisait la masse tumultueuse qui s’appelait Glimmung.

« Le personnel de l’hôtel ne va pas apprécier », fit Joe à mi-voix. Bon Dieu – l’énorme montagne avec des centaines de bras qui se contorsionnaient et cinglaient l’air frénétiquement, semblant sortir de tous les points de la carcasse gigantesque… La masse grouillante oscilla un instant, puis, avec un rugissement furieux, fit s’écrouler le sol qui la supportait ; la chose disparut à la vue laissant partout des immondices. De la crevasse béante montaient de fines volutes de fumée, sans doute de la vapeur d’eau. Mais Glimmung s’en était allé. Tout s’était passé selon les prévisions de Mali : le sol n’avait pu résister au poids de Glimmung qui était tombé à travers dix étages jusqu’au sous-sol.

Altéré, Harper Baldwin parvint à bégayer dans son micro : « A-a-apparemment, il va falloir descendre si nous voulons lui parler. » Des créatures de plusieurs races se précipitèrent vers lui pour lui glisser quelques mots à l’oreille, qu’il écouta avec attention avant de se redresser et dire : « Il semblerait qu’il soit tombé à la cave ; pas simplement à l’étage en dessous. Il… » Baldwin fit un geste saccadé. « Il est descendu jusqu’en bas. »

« Je le savais », dit Mali. « Ça devait arriver. Eh bien, il va falloir continuer la conversation au sous-sol. » Elle se leva avec Joe ; et ils se mêlèrent à la foule pressée devant les ascenseurs.

Joe commenta l’épisode : « J’aurais préféré qu’il choisisse l’apparence d’un albatros. »

Le guérisseur de cathédrales
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